Entretien avec Henri Bergeron, directeur de l'exécutive Mastère Spécialisé® "Management des Politiques Publiques" et chercheur au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po.
La croyance aveugle dans la « religion » de la transformation et de l’innovation pour résoudre tous les problèmes nous a collectivement fait perdre de vue un élément clé : l’acceptation. Or, « là ou il y a pouvoir, il y a résistance » comme en témoignent les échecs de certains projets de transformation et plus largement un mal être dans les entreprises. Pourtant la nécessité de se transformer, par exemple face au défi climatique, n’a jamais été aussi aussi impérieuse. Pour mener à bien de telles transformations, la conduite du changement doit passer de la seule communication flamboyante à une stratégie qui s’inspire des sciences humaines et sociales.
La transformation est aujourd’hui devenue un mantra psamoldié dans les organisations privées et publiques. Le thème est pourtant très ancien. La littérature (Ovide, Dante, La Fontaine…) a décrit des métamorphoses puis, au 19ème siècle, les transformations radicales apportées par la révolution industrielle. A partir des années 50 de nombreuses recherches sur les organisations et l’adaptation à leur environnement ont été entreprises. Le terrain de la transformation semble donc avoir été largement défriché. Alors où se situe la nouveauté ?
Henri Bergeron : Nous vivons en effet une période de grande transformation et les défis que nous impose le changement climatique sont certainement inédits. Je ne veux surtout pas minorer leur acuité. Mais, au-delà de ce sujet spécifique, il existe une injonction normative à la transformation, présentée comme mère de tous les progrès, qui est particulièrement aigue aujourd’hui. Si elle est si pressante, elle n’est cependant pas nouvelle. Pour se centrer sur un de mes domaines de compétences : dans le sillage de la révolution industrielle, de nombreuses réflexions et de nombreux travaux sur la « nécessaire » transformation des organisations ont été menés, parmi lesquels ceux de figures célèbres tels que Taylor pour la production et Fayol et ses 14 principes pour l’administration. Ces « nécessaires » transformations étaient et devaient être pensées par quelques dirigeants éclairés, souvent contre des « masses » considérées comme résistantes. L’injonction selon laquelle « il fallait transformer et se transformer » n’était pas collectivement partagée ; pas nécessairement partagées. L’ouverture des marchés, la compétition mondiale, la financiarisation de l’économie, l’avènement des technosciences... ont changé la donne. A partir des années 70 mais surtout 80 et 90, la transformation est devenue une institution au sens sociologique du terme : une évidence tenue pour acquise, dont le bien-fondé n’est plus guère réflexivement discuté.
Quelle conséquence majeure a eu cette injonction ?
Henri Bergeron : La question du « pourquoi se transformer » paraît parfois s’effacer derrière la question du « comment ». Il semble aujourd’hui exister un paradoxe : les raisons de se transformer n’ont jamais été aussi impératives (en lien avec le changement climatique en particulier). Et pourtant, de nombreuses organisations ne cessent de changer leurs structures et processus sans que ces changements aient toujours un sens (direction et signification) pour leurs membres. Le tout, l’essentiel, c’est de se transformer. J’ajouterai que l’injonction à se transformer s’accompagne d’une injonction à innover, tout aussi présente dans les esprits et qui ne souffre non plus d’aucune contradiction.
La transformation comme l’innovation sont aujourd’hui essentiellement perçues dans leurs dimensions techniques. Qu’en est-il de la dimension sociale ?
Henri Bergeron : Ces quarante dernières années, l’un des autres puissants moteurs de changement a été d’abord la révolution informatique puis le numérique. Les progiciels de gestion, des dispositifs très structurants pour les entreprises, puis l’arrivée d’internet et du World Wide Web ont généré de grands projets de transformation et de conduite du changement afin d’accompagner et de faciliter leur acceptation par les salariés. Aujourd’hui, les nouvelles technologies sont considérées comme capables d’insuffler, dans les organisations caractérisées par la hiérarchie et les silos, davantage de coopération, de coordination, de créativité...d’innovation. Il y a dans ce mouvement la manifestation d’un tropisme finalement assez taylorien : celui qui consiste à accorder une confiance démesurée aux nouvelles technologies et le numérique pour produire la coopération entre acteurs, leur coordination et la créativité.
Illusions ?
Henri Bergeron : oui car une partie des espoirs placés dans la technologie a été déçue. La coopération, par exemple, est un état social très complexe à obtenir et ce ne sont pas des lignes de code seules, aussi brillantes, « poétiques et esthétiques » soient-elles, qui permettront d’y parvenir. Bon nombre de ces grands projets de transformation, en modifiant les relations interpersonnelles, les conceptions des métiers, les structures de pouvoirs, les métriques de l’organisation, ont suscité beaucoup de résistances et de conflits autour de leurs mises en œuvre.
La conduite du changement a-t-elle été déficiente ?
Henri Bergeron : Elle a trop souvent considéré que la communication était suffisante : donnons des informations sur les changements en cours, donnons-leur un sens, expliquons pourquoi ils sont nécessaires et les réformes seront acceptées... Mais loin de moi l’idée de négliger l’importance stratégique du numérique. Ce qu’il faut restituer en revanche, c’est l’importance que peuvent avoir des stratégies de conduite du changement qui s’inspirent des sciences humaines et sociales, à l’heure où la transformation (numérique) a été élevée au rang d’injonction normative.
Est-ce un vœu pieux ou un message envoyé par le terrain ?
Henri Bergeron : Depuis quelques années, le Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po est plus régulièrement sollicité qu’avant, par des organisations privées et publiques de toutes sortes telles que ministères, banques, collectivités territoriales, sociétés de services, établissements publics etc. Il s’agit d’apporter une dimension de sciences humaines et sociales dans les accompagnements à la transformation ou de comprendre ce qui ne fonctionne pas a posteriori. Fait intéressant, ces sollicitations nous viennent également par le biais des grands cabinets de conseil.
Entités publiques et transformation : jusqu’où est-ce compatible ?
Henri Bergeron : Non seulement c’est compatible mais l’organisation est devenue un instrument majeur de politiques publiques au même titre que la taxation, l’interdiction, l’incitation et la redistribution. Qu’il s’agisse de l’enseignement supérieur avec les regroupements d’universités, de la politique territoriale avec les fusions de régions ou encore de la politique de la santé avec, entre autres mesures, une meilleure articulation enseignement/recherche ou ville/hôpital, l’objectif de ces politiques est partout le même : parvenir à une meilleure coopération, une plus grande coordination entre les différents acteurs. On sait depuis longtemps que « gouverner c’est prévoir ». On sait à présent que gouverner c’est très souvent (mieux) organiser.
En savoir plus sur la formation diplômante Sciences Po Executive Education dirigée par Henri Bergeron :
https://www.sciencespo.fr/executive-education/management-des-politiques-publiques